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grincheuxmarrant
5 mars 2012

Jean Quatremer: Sexe, mensonges et médias»

 : «La presse ne doit jamais s'interdire d'enquêter»

TCHATLe journaliste de «Libération», auteur du blog «Coulisses de Bruxelles» remet en cause dans son livre «Sexe, mensonges et médias» (Plon) le sacro-saint silence sur la vie privée des politiques. Il a répondu à vos questions.

 

Lydia. Pouvez-vous résumer, pour ceux qui ne l'ont pas lu, l'objectif de votre livre ?
Jean Quatremer. L'objectif de mon livre est de questionner le journalisme, et de critiquer la connivence forte qui existe entre certains journalistes et le monde politique (ou économique). Je suis parti d'une expérience malheureuse que j'ai vécue. Comme vous le savez, je ne suis pas membre du service politique de Libération, ni du service société, je suis les affaires européennes, depuis 22 ans.


En clair, je ne mène pas d'enquêtes sur la vie privée – au sens large du mot – des politiques, ou des dirigeants d'entreprises, ce n'est pas mon cœur de métier. Il se trouve que j'ai vu Dominique Strauss-Kahn, lorsqu'il était ministre des Finances en action, auprès des femmes. Son comportement allait bien au-delà du numéro de charme de celui qui se croit irrésistible. Son rapport aux femmes était à la limite du harcèlement. Ensuite, j'ai pu recueillir des témoignages de consœurs qui ont été victimes d'un véritable harcèlement, voire de gestes déplacés. Un comportement qui était parfaitement connu de tous les journalistes qui l'ont suivi à un moment ou un autre de leur carrière, mais personne n'en a jamais dit un mot au nom du respect de la vie privée.

Lorsqu'en juillet 2007, DSK a été présenté par la France comme candidat à la direction générale du FMI, j'ai fait un portrait très élogieux de l'ancien ministre des Finances sur mon blog. Dans ce portrait, j'ai expliqué sous l'angle du conflit de culture, que le comportement de DSK à l'égard des femmes, qui bénéficiait de la loi du silence en France, risquait de lui valoir de graves ennuis aux Etats-Unis, et dans une organisation internationale. Cette petite phrase a suscité un tollé, tant à Libération, que dans le reste des médias classiques. A Libération on m'a fait comprendre que j'étais allé beaucoup trop loin, et que mon papier n'aurait jamais été publié, Marianne, m'accusait carrément d'avoir franchi la ligne jaune. Libération n'a jamais fait mention de ce blog, mais Laurent Joffrin, qui dirigeait alors le journal, ne m'a pas demandé de retirer le papier, ce qu'il aurait pu faire. Mieux, le site Libération.fr a mis mon papier en une.

En février 2008, j'ai été informé par des sources internes au FMI que DSK était englué dans une affaire sexuelle. Selon mes sources, il aurait harcelé une de ses subordonnées, Piroska Nagy. J'ai enquêté comme je l'ai pu à 6 000 km de distance, et lorsque j'ai eu un dossier à peu près complet, j'ai été voir Laurent Joffrin, à Paris, pour lui demander d'aller à Washington pour poursuivre l'enquête. Ce qu'il a refusé, estimant que cela relevait de la vie privée de DSK. En septembre, mes sources m'ont informé qu'une enquête interne était en cours au sein du FMI et qu'il fallait que je me dépêche d'enquêter et de publier. J'ai de nouveau averti Laurent Joffrin qui n'a pas donné suite. J'ai donc dit à mes sources de donner l'information à un journal américain, ou anglais qui n'auraient pas les pudeurs de la presse française. En octobre suivant, le Wall Street Journal faisait sa une sur l'affaire. Cet épisode m'a amené à m'interroger sur le journalisme français, car je le trouve, comme l'a montré la suite de l'histoire, particulièrement révélateur du rapport au pouvoir de la presse française, et d'une certaine forme d'impunité dont jouissent les puissants dans ce pays.

Odile. La question que l'on peut se poser : DSK a-t-il conscience que ses comportements sexuels le mettent en danger ? Qu'en pensez-vous ?
J. Q. Attention, ma réflexion porte sur le journalisme, elle ne porte pas sur la sexualité de DSK. J'ai dit ce que j'en savais, j'en ai parlé parce que cela était une partie intégrante de sa personnalité comme l'ont montré les différentes affaires sexuelles auxquelles il est mêlé, mais je n'ai pas poursuivi mon enquête au-delà. Simplement, il me semblerait que faire un portrait de DSK sans parler de son rapport aux femmes relevait de l'escroquerie journalistique. Si vous voulez, c'est comme un magazine féminin qui retouche la photo d'un mannequin de 16 ans pour illlustrer un article sur les femmes de 40 ans en surpoids. Il y a des choses que je ne ferai jamais.

Octavy. Avez-vous subi des pressions en 2007 et 2008 qui vous ont contraint au silence ?
J. Q. L'âme damnée de DSK, Ramzi Khiroun, m'a appelé le jour de la publication de mon post, mais son appel n'était en rien menaçant, juste «amicalement triste» du genre: pourquoi as-tu fait ça à DSK ? Il m'a demandé de retirer ce post, ce que j'ai refusé de faire, en lui expliquant qu'il pouvait toujours me poursuivre en diffamation, poursuites qui n'ont jamais été engagées. Il est clair qu'à l'époque, vu l'absence de soutien des autres médias, j'avais le sentiment d'avoir fait le pas de trop. Une exception majeure cependant, les sites internet, qui ne sont pas engoncés dans les certitudes des vieux médias, eux, m'ont en général soutenus, ainsi, que l'ensemble de la presse étrangère. C'est rassurant car vous vous rendez compte que ce n'est pas vous qui avez un problème, mais les médias classiques.

JKM. Laurent Joffrin dit que vous voulez «une presse à la Murdoch». Que lui répondez-vous ?
J. Q. Le débat ne se résume pas à un choix binaire. Ceux qui veulent que rien ne change vous explique que l'on va créer une police des chambres à coucher, mettre sous écoutes les hommes politiques, les suivre dans la rue, voire les torturer. On est là dans le parfait ridicule. Quels sont les termes du débat ? Les journalistes peuvent-ils enquêter sur des domaines qui relèvent de la vie privée ? Ensuite, qu'est-ce qui relève de la vie privée ?
Si l'on écoutait les politiques, tout relève de la vie privée. Les questions de sexe, bien sûr, mais aussi celles relatives à la santé, et bien sûr à l'argent. Je vous rappelle que jusqu'au début des années 1980, on expliquait que la presse n'avait pas à enquêter sur le patrimoine des élus. Un interdit qui a été partiellement levé, lorsqu'on a commencé à révéler l'ampleur des malversations entourant le financement des partis politiques.

Sur le santé le tabou reste fort. Alors que les médias savaient que Mitterrand avait un cancer dès novembre 1981, il a fallu attendre que le président révèle lui-même sa maladie, faisant ainsi de la presse des agents de communication. De même toujours sur ces questions de santé, il est étonnant que l'on ne se soit pas plus interrogé sur la gravité de l'accident cérébral dont a été victime Chirac en septembre 2005. La rapide dégradation de son état de santé, après 2007, montre que la presse aurait dû un peu plus s'interroger sur sa capacité à gouverner. Comme me l'a dit Jean-Marie Colombani, alors patron du Monde, on aurait sans doute dû avoir une élection présidentielle anticipée, fin 2005.

Enfin, les questions de sexe. Il ne s'agit pas d'enquêter sur la vie privée de tous les politiques. Lorsqu'un politique met sa vie privée en scène, qu'il devient une partie de son message politique, cette vie privée quitte le domaine de l'intime, pour rentrer dans le débat public. Exemple: les couples Cécilia et Nicolas Sarkozy ou Hollande Royal, qui, en 2007, s'affichaient unis alors qu'ils étaient au bord de la rupture, auraient mérité une enquête. Car ces deux politiques ont clairement mentis aux Français. Ce qui m'a particuliément choqué, la séparation des deux couples a été annoncée à la presse au lendemain des élections, une fois que l'enjeu électoral était passé, ce qui montre que l'on n'était plus dans le domaine de l'intime.

De même, lorsqu'un politique prêche des normes sociales: fidélité conjugale, lutte contre l'homosexualité, etc, la presse doit enquêter pour savoir s'il vit en accord avec les préceptes qu'il prêche. Pourquoi: parce que ce politique a un pouvoir normatif. Il peut imposer ses convictions au reste de la société, il faut donc débusquer le mensonge. C'est exactement ce qu'a fait la presse britannique, dans les années 90, lorsque les conservateurs ont mené campagne sur le thème du «retour aux valeurs». Tous les journaux ont alors débusqué les homosexuels honteux, les députés qui trompaient leurs femmes, afin de montrer que ce slogan était d'opportunité.

Enfin, lorsqu'un homme viole la loi, par exemple, en harcelant ou en agressant une personne, cela doit être révélé. C'est dans ces limites au fond très étroites que la «vie privée» devient un objet d'enquête journalistique. Je reconnais que le curseur n'est pas toujours facile à placer, mais la presse ne doit jamais s'interdire d'enquêter. La publication est une autre affaire, encore une fois.

Phil2mars. Débusquer un homosexuel honteux ou une infidelité, c'est du caniveau... et c'est immonde... La presse ne doit elle pas penser aux conséquences pour les personnes concernées et leur entourage?
J. Q. Si un homme politique condamne l'homosexualité, estimant que les homosexuels n'ont pas droit au mariage, pas droit à l'héritage, pas droit à l'adoption, bref, un discours public rétrograde dans un but électoral, alors qu'il est lui-même homosexuel, vous m'excuserez, mais ce mensonge-là doit être révélé. C'est la même chose pour quelqu'un qui passe son temps à vanter les valeurs familiales, avec les conséquences que cela peut avoir pour les citoyens français, et dans sa vie privée s'autorise, parce qu'il est puissant, à faire exactement le contraire ce qu'il voudrait imposer au peuple. Le pouvoir politique doit-il être exemplaire ? Je le pense. Car aujourd'hui, si le personnel politique est aussi méprisé par les Français, c'est parce que le mensonge et les passe-droits sont devenus monnaie courante. Nul n'est obligé de faire de la politique, nul n'est obligé de se parer de vertus morales qu'il ne possède pas.

Frédéric. Les hommes politiques sont faibles car ils sont humains, justement. Les journalistes ne pourraient-ils pas faire la distinction entre ceux qui commettent un faux pas (drogue, sexe) et ceux qui sont addicts ?
J. Q. La question n'est pas d'ériger une norme morale abstraite dont les journalistes seraient les gardiens. Cela est une façon de tuer le débat. Il s'agit simplement de débusquer le mensonge et les violations de la loi. Votre exemple de la drogue est intéressant. Si, effectivement, on découvre qu'un ministre de l'Intérieur a fait de la lutte contre les stupéfiants l'alpha et l'oméga de son action, et qu'on découvre qu'il est amateur de drogues, vous m'excuserez, je n'hésiterai pas un instant à le révéler, si, bien sûr, j'en ai la preuve. Encore une fois, il ne s'agit pas du comportement du citoyen lambda, mais de celui de responsables politiques qui ont la capacité d'ériger des normes. Les journalistes ne sont pas des Torquemada de la morale, mais des Torquemada de la vérité.

Christian. Faut-il pour autant, comme le pratique la presse anglosaxonne, tout dire ?
J. Q. Il y a un monde entre la presse de caniveau anglosaxonne, et, par exemple, le Guardian, le Wall Street Journal, ou le New York Times. Personne ne dit, et surtout pas moi, que l'avenir de la presse est News of the World. encore une fois c'est une façon de tuer le débat en l'enfermant dans un choix binaire. Je rappelerai quand même que la conception qu'ont les médias français «du droit à la vie privée» est hérité du pompidolisme. C'est Georges Pompidou qui a introduit, en juillet 1970, l'article 9 du code civil qui prévoit: «chacun a droit au respect de sa vie privée». Même le Sénat de l'époque avait sérieusement tiqué sur cette loi de circonstance, voulue par le président de la République, à la suite de rumeurs visant sa femme Claude Pompidou. Le Sénat, qui n'était quand même pas l'épicentre du gauchisme français, avait proposé un amendement qui interdisait de se prévaloir de l'article 9 aux personnes qui, «par leur propre comportement auraient permis les divulgations touchant à leur intimité». Ce qui, au hasard, aurait pu parfaitement s'appliquer à DSK. Pompidou n'a pas voulu de cette limitation. J'avoue que je trouve assez ironique qu'aujourd'hui certains «libertariens», se prévalent de l'ordre social pompidolien.

Heureusement, la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg a fait volé en éclat cet article 9, particulièrement rétrograde. Les juges européens considèrent que tout ce qui relève de l'intérêt général au sens le plus large du terme, peut être publié. Ainsi, en mai dernier, ils ont validé la publication par News of the World de photos de l'ancien patron britannique de la Formule un, Max Mosley, le montrant participant à une «orgie nazie avec cinq prostituées». On peut dire que désormais en Europe nous bénéficions en fait de l'équivalent du premier amendement de la Constitution américaine.
D'ailleurs, ce n'est pas un hasard, même s'il s'agit d'un autre domaine, si le Conseil constitutionnel a annulé la loi sur le génocide arménien au nom de la liberté d'opinion. La liberté, qui est héritage de la Révolution française, ne doit pas connaître de limite, sauf à répondre des dommages commis. Par exemple, si un journal se trompe sur l'état de santé d'un politique, sur les moyens avec lesquels il a acquis se fortune, il devra réparation.

Phil2mars. Que pensez-vous du positionnement de Luc Le Vaillant qui vous repond dans Libé ?
J. Q. Je crois que la lecture de ce qui précède vous donnera une petite idée de ce que j'en pense;-)

Vincent. Comment votre rédaction parisienne réagit-elle à la sortie de votre livre?
J. Q. Pour la première fois de son histoire, Libération, non seulement parle d'un livre écrit par l'un de ses journalistes, mais en fait sa couverture. Je suis extrêmement fier que mon journal, dont je suis salarié depuis 1986, ait accepté d'ouvrir ce débat sur la presse de connivence, car l'ADN de Libération c'est le refus de tous les interdits, en particulier idéologiques. Pour autant, il est clair qu'il y a eu des débats internes extrêmement virulents, à l'image de vos questions. Mais, finalement, c'est la transparence et le débat qui l'ont emporté. Aujourd'hui, il est clair qu'en 2012, mon blog de 2007 n'aurait probablement pas connu le sort qui a été le sien à l'époque.

source libération

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grincheuxmarrant
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