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grincheuxmarrant
31 juillet 2012

31 juillet 1914. Raoul Villain offre une paix éternelle à Jean Jaurès, avec une balle dans la tête.

Hou, le vilain chrétien qui abat l'ultime défenseur de la paix au restaurant ! Il aurait pu attendre le dessert.

31 juillet 1914. Raoul Villain offre une paix éternelle à Jean Jaurès, avec une balle dans la tête.

 

Très, très futé ce jeune Rémois. En abattant, le 31 juillet 1914, l'immense Jean Jaurès, l'ardent promoteur de la paix, Raoul Villain fait d'une pierre deux coups : il procure à sa victime la paix éternelle qu'il recherche tant et lui-même se met à l'abri des tranchées en disparaissant dans une prison durant toute la Grande Guerre. Fou, lui ? Allons donc ! C'est d'autant bien joué que lors de son procès, en 1919, il est acquitté dans l'euphorie de la victoire. Son seul faux pas est de partir s'installer à Ibiza, où il se fera fusiller par les anarchistes espagnols en 1936.

Rémois de 28 ans, Raoul Villain appartient à cette cohorte d'illuminés pensant que Dieu les a fait naître pour sauver le monde en abattant un homme. Il a commencé par étudier l'agriculture, mais, constatant qu'il préférait déterrer des cadavres que des légumes, il devient étudiant en archéologie. Il est tellement pieux qu'à chaque fois qu'il passe devant la cathédrale de Reims et la statue de Jeanne d'Arc il fond en larmes. Comme Jean-Marie... Signalons encore, car cela peut expliquer sa conduite ultérieure, que sa mère est folle, et sa grand-mère, démente. Un temps, Raoul milite au sein du mouvement chrétien social du Sillon puis adhère à la Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine, un groupement d'extrême droite appelant à la guerre contre l'Allemagne.

Autant dire que le socialiste Jean Jaurès, qui réclame la paix, ne figure pas dans son Facebook. À force de lire dans la presse d'extrême droite que Jaurès est l'homme à abattre, Villain se persuade qu'il est sur Terre pour accomplir cette mission. Jeanne a bouté les Anglais hors de France, lui butera Jaurès. Il avait aussi pensé monter un attentat contre l'empereur Guillaume, mais le socialiste est plus facilement approchable.

"Ils ont tué Jaurès !"

Le 28 juillet 1914, Villain débarque à la gare de l'Est. Personne ne fait attention à ce jeune homme, bien habillé, aux cheveux blonds mi-longs, à la belle moustache taillée à l'américaine. Où loge-t-il ? Que fait-il le 29 juillet ? Pas de réponse claire. Rencontre-t-il un agent russe du nom d'Izvolsky qui l'aurait incité à commettre son crime car la Russie veut la guerre ? Certains l'affirment sans preuve formelle. Le 30 juillet, le Rémois hésite encore, il déambule sur les grands boulevards. Sa route croise celle de quelques militants de la paix criant "à bas la guerre, vive la paix". Ces slogans le réveillent. Il lui faut tuer Jaurès, immédiatement.

Le meilleur moyen est d'aller l'attendre devant L'Humanité, dont il est le fondateur et le rédacteur en chef. Dans l'après-midi, Jaurès rentre de Bruxelles où il participait à la réunion de la Deuxième Internationale socialiste. Apprenant la mobilisation russe, il court aussitôt voir le président du Conseil, René Viviani, pour l'implorer d'éviter tout incident avec les troupes allemandes massées aux frontières. Puis Jaurès repasse à L'Humanité, qu'il quitte vers minuit avec trois journalistes. Villain l'attend toujours sur le trottoir. Le temps de se renseigner pour savoir qui est Jaurès, sa cible monte déjà dans un taxi et disparaît. Dépité, Villain s'éloigne en pensant à sa maman qui lui a toujours répété de ne jamais remettre au lendemain ce qui peut être fait le jour même.

C'est pour cela que, le soir même, Raoul Villain se poste de nouveau devant L'Humanité pour guetter sa proie. Cette fois-là, Jean Jaurès et quelques journalistes sortent plus tôt pour dîner. Ils hésitent sur le restaurant avant de se diriger vers La chope du Croissant, située au coin de la rue du Croissant et de la rue Montmartre. La salle est bondée, ils s'assoient à la longue table à la gauche de l'entrée. Jaurès est dos à une fenêtre qui donne sur la rue. Elle est ouverte car il fait une chaleur à crever. Justement... Les journalistes évoquent bien sûr la guerre que rien ne semble pouvoir enrayer. Un certain Dolié, assis à une autre table avec son épouse, s'approche pour montrer la photo de sa petite fille à Philippe Landrieu, administrateur de L'Huma. Jaurès se penche, la saisit pour y jeter un coup d'oeil.

Fait un compliment au père avec un sourire. C'est à cet instant précis - il est 21 h 40 - que Villain s'invite à table en faisant feu à deux reprises après avoir écarté le rideau masquant la fenêtre. L'une des deux balles se loge dans le crâne de Jaurès, le tuant sur le coup. Son corps bascule vers l'avant. Le cri d'une femme fend le brouhaha : "Ils ont tué Jaurès ! C'est fini, il n'y a plus d'obstacle à la guerre." Stupéfaction dans la salle. Son forfait commis, Villain s'éloigne à grands pas vers la rue de Réaumur. Mais il est vu par Tissier, metteur en page de L'Huma, qui le poursuit, l'assomme avec un coup de sa canne et l'immobilise au sol avec l'aide d'un policier.

"Je n'ai plus qu'à saluer"

Pendant ce temps, les amis de Jaurès l'allongent sur les tables en marbre. Un pharmacien parmi les convives du restaurant l'ausculte rapidement et fait la grimace. Le pouls est à peine perceptible. Son ami Renaudel éponge le sang avec des serviettes. On ne trouve pas de médecin. Enfin en voilà un ! Il se penche sur Jaurès, l'examine rapidement puis, la mine fermée, constate : "Je n'ai plus qu'à saluer !" Une autre médecin surgit à son tour, confirme le diagnostic. Les amis du journaliste sont dévastés. Le corps est emporté sur un brancard devant une foule qui a déjà commencé à se rassembler, silencieuse, abattue, figée. Désormais, l'ultime rempart devant la guerre a disparu.

Pendant ce temps, Raoul Villain est conduit au poste. On le bouscule. Il s'exclame : "Ne me serrez pas si fort, je ne veux pas m'enfuir. Prenez plutôt le révolver qui est dans ma poche gauche. Il n'est pas chargé." Il parle calmement, avec l'air d'un juste ayant accompli sa mission. Au poste, il refuse de révéler son identité. "Qui êtes-vous ?" Il répond : "A quoi bon ?" Il a même pris la précaution de démarquer son linge. Un camelot rapporte le pistolet qu'il avait jeté. Avant d'être envoyé au dépôt, il déclare : "Si j'ai agi ainsi, c'est que j'estime que Jaurès a trahi son pays en combattant la loi de trois ans et qu'il faut punir les traîtres." Il refuse d'en dire plus avant que son père ne soit mis au courant.

Patriotisme

Trois jours après l'assassinat de Jean Jaurès, la France se mobilise dans la joie. Cool, Raoul, il est bien le seul à ne pas pouvoir partir au front foutre la raclée aux boches. Son procès est programmé pour 1915, mais il demande à ce qu'il soit repoussé. Accordé. Villain passe toute la guerre dans sa cellule. En apprenant les massacres de la guerre des tranchées, il comprend que, finalement, il n'est pas si mal logé que cela en prison. Ce n'est que le 24 mars 1919 qu'il en est enfin tiré pour affronter le tribunal. C'est une mascarade. Le 29, il est déjà acquitté. Les douze jurés encore ivres de la victoire jugent que la mort de Jaurès n'est pas un crime capital. Logique : si Villain ne l'avait pas abattu, il n'y aurait peut-être pas eu de guerre, donc pas de victoire à célébrer. Finalement, l'illuminé rémois n'est qu'un patriote victime d'un moment d'égarement. Non seulement il ressort libre du tribunal, mais c'est la veuve de Jaurès qui est condamnée à payer les frais du procès !

Raoul Villain quitte bientôt la France pour se réfugier sur l'île d'Ibiza, vivant d'un petit héritage. Son comportement singulier l'y fait passer pour fou. En 1936, quand la guerre d'Espagne éclate, l'île est bombardée par les républicains puis prise d'assaut par les anarchistes. Ceux-ci arrêtent Villain, qui leur semble suspect, l'interrogent, découvrent son passé et le fusillent sans autre forme de procès. Jaurès est vengé. Pas sûr que cela le satisfasse au Panthéon, où il réside depuis 1924 en... paix.

source le point

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grincheuxmarrant
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