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grincheuxmarrant
9 juillet 2012

Communisme, nazisme : les musées du passé fleurissent à l'Est

De Sofia à Budapest, en passant par Cracovie, l'heure de revisiter le passé a sonné. De nouveaux musées témoignent chacun à leur manière des grandes épreuves historiques des cinquante dernières années : communisme, nazisme ou guerre civile. Entre nostalgie, mémoire encore brûlante et, parfois omissions.

 

(Lituanie, Berny Shlevich, via Flickr CC)
(Lituanie, Berny Shlevich, via Flickr CC)
Vingt ans et quelques miettes après la chute du mur de Berlin, et le déclenchement des conflits en Yougoslavie, la mémoire du passé, douloureuse et lancinante, continue à travailler les esprits dans l'ex-Europe de l'Est. En témoignent, notamment, plusieurs procédures judiciaires autour de crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale (lire l'encadré), ou encore, sur un mode plus léger, une nouvelle tendance à la «muséification». De Sofia à Riga, en passant par Cracovie et Zagreb, une période parfois toute fraîche - période communiste ou encore conflits yougoslaves - entre ainsi au musée, le fond et la forme variant selon la lecture de l'histoire.

A Dresde, en octobre dernier, l'Allemagne ouvrait dans ce qui fut, au temps de la RDA, le musée de l'Armée est-allemande, un tout nouveau musée de la Bundeswehr. Confié à l'architecte américain Daniel Libeskind, auteur du Musée juif de Berlin inauguré voilà dix ans, ce nouveau lieu présente, sur 13 000 m2, un déroulé chronologique des guerres allemandes de 1300 à nos jours (avec l'Afghanistan), doublé d'un parcours thématique évoquant «la guerre et la mémoire» ou «la politique et la violence» centré sur les crimes des nazis. L'Allemagne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne cesse de combattre les fantômes du nazisme. Mais, depuis la chute du Mur, une sourde revendication mémorielle s'y fait entendre, au grand dam de Prague et de Varsovie : elle concerne les 12 à 15 millions d'Allemands, expulsés après-guerre des «territoires de l'Est» (Pologne et Sudètes dans l'ex-Tchécoslovaquie), pour leurs sympathies pronazies.

A Berlin, à équidistance entre le Mémorial de l'Holocauste et celui de la Topographie de la terreur, construit à l'endroit où se tenait le siège de la Gestapo, une exposition permanente de la fondation Exode, Expulsion, Réconciliation, sous l'égide du Musée historique allemand, leur rendra hommage à partir de 2015. Pour l'heure, afin de désamorcer les critiques, l'exposition a été formellement élargie à toutes les expulsions de populations commises au XXe siècle sur le sol européen, des Arméniens en 1915 aux ex-Yougoslaves.

Les fantômes de l'histoire

Dans l'est de l'Europe, faute de moyens ou de réflexion historique, démons, cadavres et fantômes de l'histoire émergent souvent sans toutes ces précautions. Faut-il rappeler que l'ONG russe Mémorial, à l'origine, depuis la Perestroïka, d'un colossal travail sur les victimes du stalinisme, a dû se résigner à faire un musée virtuel du goulag sur Internet ? Car, à ce jour, la Russie de Vladimir Poutine, ex-officier du KGB, n'a toujours pas éprouvé le besoin d'en bâtir un...

Dernière entrée dans l'Union européenne, le 1er janvier 2007 avec la Roumanie, la Bulgarie a ouvert en septembre dernier à Sofia un musée de l'Art socialiste, le premier du genre dans un pays ex-communiste. Riche de 77 sculptures monumentales, 60 peintures et 25 petites pièces d'arts plastiques conçues entre 1945 et 1989, il fait revivre le culte de la personnalité, grâce aux bustes, têtes et portraits de Lénine, Staline, Marx et Engels, mais aussi, couleur locale oblige, des dirigeants bulgares Georgi Dimitrov et Todor Jivkov.

Si ce genre de sculptures est aujourd'hui exposé, en tant que curiosité vintage, dans plusieurs capitales ex-communistes (notamment Moscou et Budapest), nul n'avait encore osé exhiber, en dehors d'expositions thématiques, les oeuvres exaltant l'idéologie soviétique. Et encore moins leur consacrer un musée ! Pourquoi Sofia a-t-elle franchi le pas ? «Il a été créé pour préserver les monuments encore existants, et pour tenter de trouver un nouveau point de vue esthétique sur cette partie de notre héritage culturel», explique Slava Ivanova, directrice du Musée national des beaux-arts de Bulgarie. Pourtant, aucun commentaire particulier ne présente les toiles, dont la qualité artistique paraît souvent douteuse. Que penser, en effet, du grandiloquent Serment de loyauté au Parti, peint en 1957 par Kalina Tasseva, née en 1927 et toujours de ce monde ? Ou du gigantesque Après l'exécution, de 1959, d'Ilia Petrov, représentant l'épouse et la fille du condamné à mort quittant la scène en serrant contre elles ses affaires...

«Il était grand temps de faire figurer cette époque dans un musée», a déclaré, sans plus d'explications, lors de l'inauguration, le ministre de la Culture Vejdi Rachidov. Il a néanmoins tenu à préciser : «On a fouillé ville par ville, dépôt par dépôt, grenier par grenier pour essayer de sauver tout ce qui n'avait pas été détruit ou fondu.»

Le musée est loin de faire l'unanimité en Bulgarie. Ainsi, Antoniy Galabov, professeur de sociologie politique et culturelle à Sofia, s'étonne d'y trouver, à côté d'oeuvres de propagande, celles d'artistes persécutés par le régime communiste pour leur modernisme. Et déplore «l'absence d'un débat public sur le passé totalitaire», selon lui «réclamé par les jeunes». Le ministre des Finances, Simeon Djankov, a pour sa part émis le souhait que le musée devienne «l'une des plus grandes attractions touristiques de Sofia, tant pour les étrangers que pour les Bulgares qui n'ont pas vécu le communisme». En octobre dernier, pendant notre visite, seuls quelques retraités bulgares, lueur nostalgique dans l'oeil, visitaient ce lieu flambant neuf.

Les touristes apprécient

Surfant sur le succès mondial du film aux sept Oscars la Liste de Schindler, de Steven Spielberg, Cracovie, seconde ville de Pologne, a ouvert en 2010 un musée dans l'ancienne usine de batteries de cuisine en émail d'Oskar Schindler, héros du film. L'industriel allemand, originaire des Sudètes, avait bâti cette fabrique en 1942 à proximité du quartier juif de Kazimierz, afin d'y puiser la main-d'oeuvre qu'il contribua par la suite à sauver. Partiellement consacré à l'art contemporain, le nouveau musée propose une grande exposition interactive, intitulée «Cracovie sous l'occupation nazie, 1939-1945».

Sur trois étages et 12 unités thématiques, les visiteurs sont invités à un «parcours autour des événements cruciaux de l'histoire de l'occupation nazie de Cracovie, [...] interdisciplinaire et théâtralisé par l'usage de mise en scène et d'effets de son et lumière». Parmi les objets exposés, on découvre avec émotion un mot signé Roman Polanski, avec une écriture d'enfant. Pourtant, il ne s'agit pas d'un autographe du cinéaste franco-polonais, ni d'un homonyme, mais d'un faux créé par le musée. «C'est un symbole», explique sans sourciller notre guide. La brochure officielle précise d'ailleurs que «seul un petit nombre d'objets d'époque ont survécu dans ce lieu». On en sort un brin troublé.

En revanche, la majorité des touristes présents semblent satisfaits de leur visite, dans cet endroit pourtant plus proche du parc d'attractions que d'un projet scientifiquement pertinent. Un flyer convie les amateurs non repus à visiter l'exposition «Les gens de Cracovie au temps de la terreur, 1939-1945-1956», sise Dom Slaski, dans l'ancien siège de la Gestapo. «La visite des anciennes cellules de la Gestapo est gratuite», précise le dépliant. Cracovie, ancienne capitale de la Pologne, réserve au touriste bien d'autres surprises, et un curieux mélange des genres. Dans la crypte de la cathédrale du château de Wawel, aux côtés du maréchal Jozef Pilsudski, père de l'indépendance de la Pologne, repose désormais l'ex-président, conservateur et populiste Lech Kaczynski. Mort voilà deux ans dans le crash de son Tupolev à Smolensk, où il allait commémorer le massacre de Katyn, son inhumation aux côtés du maréchal, dans la crypte des rois de Pologne, sans le moindre débat public, avait profondément divisé le pays.

Andrzej Wajda, auteur d'un récent film sur Katyn, où il a lui-même perdu son père, s'y était publiquement opposé. En vain. Les Polonais ont «tendance à sacraliser l'histoire et en particulier certaines douleurs du passé», concède l'historien Paul Gradvohl, maître de conférences à l'université de Lorraine. Mais, pour lui, «victimisation et glorification des héros légitiment le présent». Car, souligne l'historien, reste «un vrai problème de fond : l'histoire des pays d'Europe centrale et orientale n'est ni connue ni reconnue en Occident».

En témoigne la récente bévue du président américain, alors qu'il décorait à titre posthume le Polonais Jan Karski : Barack Obama a qualifié Auschwitz de «camp polonais», provoquant des réactions indignées. D'autant que, violemment malmenée par l'histoire au cours des siècles, la Pologne a réalisé depuis vingt ans un travail considérable de réflexion sur la Seconde Guerre mondiale, et notamment sur l'antisémitisme, poursuit Paul Gradvohl. Comme le prouve l'onde de choc qu'y provoqua la publication du livre les Voisins, de l'Américain Jan Gross : l'ouvrage traitait du massacre, en 1941, par leurs voisins polonais, des juifs du village de Jedwabne, longtemps attribué aux nazis par la propagande communiste. Une révélation qui fit polémique et qui est aujourd'hui communément admise.

La Pologne semble plus en paix avec son passé. Vingt-deux ans après la chute du communisme, on y voit aussi apparaître une multitude de bars rappelant le passé communiste ! Une nouvelle chaîne de bars à vodka et à bière, Pijalnia Wodki i Piwa, lancée l'an dernier dans tout le pays, connaît un énorme succès. Décorés dans un style rappelant la Pologne populaire, les murs tapissés de journaux de l'époque, on y sert harengs fumés, pain noir et shots de vodka, symboles traditionnels de la période du rideau de fer, pour une somme modique.

La Pologne est aussi le seul pays de la zone ex-communiste à avoir conservé quelques authentiques spécimens de mlecznie bary («bars à lait»), sorte de cantines servant des plats simples très bon marché. Nostalgie ? Plutôt une manière d'assumer à la fois un passé contrasté et l'ultralibéralisme à l'oeuvre. «Après avoir été le pays à consommer le plus de sushis au monde, en dehors du Japon, les Polonais n'ont plus honte de manger du hareng», résumait récemment le sociologue Tomasz Szlendak, dans le New York Times.

Des plaies restées sensibles

 
Moins apaisée est la situation de la Croatie, un an avant son entrée dans l'Union européenne, le 1er juillet 2013. L'ancien Premier ministre Ivo Sanader, arrêté alors qu'il tentait de fuir en Autriche, y est actuellement jugé pour corruption, tandis que l'ex-général Ante Gotovina fait appel de sa condamnation à vingt-quatre ans de prison par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye pour crimes de guerre - la mort de 324 civils ou soldats désarmés et le déplacement forcé de 90 000 Serbes de la Krajina.

Preuve que ces plaies sont encore sensibles, des manifestations populaires de mécontentement avaient accueilli ce verdict, l'an dernier, en Croatie, où Gotovina est considéré comme un héros pour avoir libéré la région de la Krajina. On ne s'étonnera donc guère que le Musée croate d'histoire, à Zagreb, présente jusqu'en septembre 2012 une grande exposition consacrée à la «guerre patriotique» contre la Serbie (1991-1995). Affiches de propagande, photos de destructions, émissions de télévision et de radio de l'époque, coupures de presse, mais aussi uniformes de tchetniks serbes, ou de soldats croates, évoquent la chronologie du conflit. Nombre de témoignages ajoutent une touche émotionnelle à une présentation qui paraît pour le moins incomplète. Car à peu près rien ne vient rappeler au visiteur les excès commis lors de l'opération «Tempête» en 1995. Seule une revue de la minorité serbe locale, rangée au fond d'un tiroir, présente le point de vue des Serbes. Pas un mot, non plus, du procès, pour ces faits, de trois généraux croates devant le TPIY.

Pourquoi ces omissions ? «Les Croates ont accepté ce verdict, même s'ils le trouvent trop sévère. Ils ont le sentiment que Gotovina paye pour les chefs politiques, décédés depuis, et pour ses subordonnés», analyse l'historien et juriste français Joseph Krulic, spécialiste de l'ex-Yougoslavie. Rien d'étonnant, selon lui, à ce curieux mélange de célébration des héros et de début d'historicisation : «Vingt ans ont passé, soit une génération. C'est la période après laquelle on commence à prendre de la distance.» L'historien croate Ivo Goldstein estime que «la Croatie a progressé vers la confrontation avec son passé par rapport au sentiment de vengeance, qui dominait au milieu des années 90». Pour lui, bien d'autres contentieux historiques demeurent : «La société croate est toujours divisée entre petits-enfants des oustachis et des partisans, ce qui rejaillit aujourd'hui, politiquement et idéologiquement, dans l'attitude envers la société moderne.» Autant dire que, dans l'est de l'Europe, la profession d'historien est un métier d'avenir.

source marianne

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